Une larme coule pudiquement le long de ma joue gauche alors que je coupe les fruits achetés chez le primeur de la rue Caulaincourt. Une belle affaire de pêches plates et brugnons que j’avais fait en complément d’un quart de pastèque. 5 fruits pour 1 euro, aujourd’hui c’est une aubaine montmartroise !
Je les préparais pour le gouter de mon petit ange. Un peu abimées, j’enlevais la partie moche pour ensuite les éplucher et les couper en morceaux. Le petit vent parisien qui massait mes épaules me projeta vers un passé bien heureux.

Juan-les-Pins,

nous sommes en plein mois de juillet, j’ai 16 ans. Devant le miroir, je regarde ma silhouette en maillot de bain, attendant impatiemment que ma cousine et mon frère finissent de se preparer pour aller à la plage. L’appel de l’eau…

Pipo rentre du marché,

fier de ses trouvailles. Beaucoup de sacs en plastique, des légumes, du pain et un gros cageots de pêches bien mures. Je le revois annoncer fièrement le prix de son butin présenté dans la boîte en bois décorée : «  Un euro le cageot, c’est pour rien ! »

Il rafolait des promotions – des kilos de fruits et de légumes à tout petits prix. C’était son dada. Un dada sain et simple. Nous riions et célébrions avec lui la victoire simple de ses trésors culinaires. Il faisait les courses et coupait les fruits aussi.
 Enfants, nous les trouvions souvent bien laides et repoussantes ces pêches en solde ; nous ne comprenions pas l’enjeu de ces victoires. Une fois nettoyées et coupées, elles faisaient l’unanimité et disparaissaient en quelques secondes à peine.
Nous étions choyés tout l’été par mamie et lui. Zéro plainte possible – tout etait délicieux. Ils nourrissaient les bouches de leurs grands et petits enfants et de tous ce qu’ils emmenaient avec eux à la maison comme si jamais l’argent ne fut un problème. Ils ne manquaient de rien, surtout pas d’amour ni de ressources.

Mon grand-père

n’était pas quelqu’un d’expressif. Il savait cependant se révéler tres aimant et rassurant. Pas de jouets pompeux, ce n’était pas son style, meme s’il avait eu tous les moyens du monde. C’était plutôt des petites attentions, des petits joujoux avec lesquels on s’amusait longtemps. Des jeux de cartes, des dominos. Et plus que tout, du temps. Il adorait passer du temps avec nous.

Pipo n’était pas tres locace mais il parlait avec ses yeux qui riaient tout le temps. Il adorait faire de petites bourdes assez efficaces pour déclencher une avalanche de jurons et decibels sortis fraichement de la bouche de sa moitié. Quelques secondes de tension, puis un sourire apparaissait sur la bouche de mamie, qui finissait par éclater de rire avec nous et lui. Je le revois encore me jeter ce regard hilare. Mieux que des mots, la paillettes malicieuses qui animaient ses yeux dans ses moments hurlaient “et voilà, j’ai réussi ! D’eu que je l’aime cette femme !”

Je donnerais beaucoup

pour un après-midi en leur compagnie. Ces fruits coupés, un jeu de cinco (scopa), l’odeur du café très sucré dans un verre en verre, des tranches de bouscoutou endormies sur l’assiette. Et des rires, des cris, le judo-arabe des tunisois mélangé au français.

Il rougissait lorsque je lui faisais un bisou sur la joue et que je lui disais à l’oreille que je l’aimais. Je me revois encore en train de l’appeler.
Pipo ! Pipo !
Je le cherche dans la maison de Juan… le voilà. Il s’est installé discrètement, caché dans le balcon côté chambre, en pleine dégustation de pâtisseries aussi crémeuses que sucrées. “Chut, ne dis rien à mamie, pas encore je n’ai pas fini ma bouchée.” Me demandent ses yeux gourmands.

Le voir croquer la vie à pleine dents et de dentiers est le meilleur souvenir de mes étés juanais.

De Pipo, je ne parle jamais. Il est mon souvenir paisible, un moment doux et rassurant.
Je n’ai pas grand chose à dire en réalité. J’ai toujours eu l’impression qu’il etait là pour nous apprendre à aimer la vie. Il savait la célébrer avec ce que l’on a et les siens. Il m’a montré comment donner sans se soucier de ce qu’on a ou n’a pas.
Il était sage et il est parti tôt parce qu’il était déjà bien sage. Il m’a donné beaucoup d’amour sans me juger ni me freiner.

Il est le premier à m’avoir acceptée telle que j’étais. Sans rien dire, il m’a toujours donné l’attention que j’attendais en tant qu’ainée de ses petits enfants. Jamais je n’ai pu sentir ou comprendre qu’il aimait un de nous différemment, plus ou moins qu’un autre. Il avait ses idées et tolérait les nôtres avec autant de respect. Je sais qu’il aurait voulu me voir marier avant de s’en aller. Il souhaitait pour ses petits enfants la maison de bonheur qu’il avait construite brique par brique avec mamie Daisy.

Pipo est parti

alors que tout s’effondrait sur mon chemin. A 25 ans, je rencontrais la mort. “C’est tard pour la connaitre, tu as beaucoup de chance de les garder tous près de toi si longtemps.”. Je pense qu’il n’est jamais assez tard pour cela mais merci quand même ! Mes piliers allaient me quitter.

Dans mes rêves, il est venu me voir, entouré de ses soeurs disparues le soir du grand pardon. Il etait si beau avec sa chemise rouge à carreau. Il etait heureux avec les siens, des gens que je ne connaissais pas et pourtant que je reconnaissais. Il brillait comme eux scintillaient de cette lumière éternelle. Puis à nouveau, la veille de la fête de la joie, j’ai rêvé. Il partait doucement le lendemain.
Nous l’aimions tous trop fort pour accepter ce départ soudain. Les docteurs ont laissé quelques jours l’espoir retombé avant d’annoncer qu’il était deja loin. De lui, je garde l’innocence d’un amour simple et serein. Au revoir mon Pipo, merci pour tout.

La brise me ramène à Montmartre

devant l’évier. Je referme le robinet et cherche à essuyer ma larme. Ma joue est déjà sèche et mes yeux brillent encore.

Avec bonheur, je regarde mon fils se régaler des fruits coupés grossièrement. A mon tour, je souris fièrement de mes trouvailles.